Un regard en croix

1829638_3_9a5a_a-tunis-le-9-fevrier_9a5657a18bc7b16e9e688370ddae090fVendredi après-midi, je croise un livreur. Calotte sur la tête, longue barbe, sorte de pantalon sarouel. Images qui défilent dans ma tête, quelques heures après les assassinats barbares de Saint-Quentin -Fallavier et de Sousse. Et si… Nous sommes sûrement nombreux à avoir parfois la même réaction, motivée par une peur secrètement enfouie, prémice du délit de sale gueule et de la haine irréfléchie, instinctive, bestiale.

« Nous ne pouvons pas perdre cette guerre parce que c’est au fond une guerre de civilisation. C’est notre société, notre civilisation, nos valeurs que nous défendons », a déclaré Manuel Valls sur Europe1 samedi dernier. « Ce n’est pas une guerre entre l’Occident et l’islam », a-t-il insisté. Cette « bataille se situe aussi, et c’est très important de le dire, au sein de l’islam. Entre d’un côté un islam aux valeurs humanistes, universelles, et de l’autre un islamisme obscurantiste et totalitaire qui veut imposer sa vision à la société. »

A partir de ce regard en croix (c’est-à-dire en biais, ne vous méprenez pas), il nous appartient de réagir à froid. J’ai ressorti de ma bibliothèque deux livres que je vous recommande, fidèle à la maxime de l’ancien patron des services secrets français : « S’assoir dans le fauteuil de l’adversaire et voir le monde avec ses yeux »

Americains-arabes« Américains-Arabes : l’affrontement » (Seuil), la conversation entre Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l’Orient, et Nicole Bacharan, chercheur à Sciences-Po, spécialiste des Etats-Unis. Il y a beaucoup à apprendre et à comprendre en lisant les 250 pages de cette conversation qui aborde tous les thèmes d’aujourd’hui. Sauf qu’elle date de 2006 !

L’autre livre est d’Amin Maalouf, un essai sobrement intitulé « Le dérèglement du monde » (Grasset), écrit en 2009.dereglement

Il écrit page 24, dans le chapitre « Les victoires trompeuses »  :

« Toujours est-il que nous nous trouvons, depuis la chute du mur de Berlin, dans un monde où les appartenances sont exacerbées, notamment celles qui relèvent de la religion. (…) Ce glissement de l’idéologique vers l’identitaire a eu des effets ravageurs sur l’ensemble de la planète, mais nulle autre part autant que dans l’aire culturelle arabo-musulmane, où le radicalisme religieux, qui avait longtemps été minoritaire et persécuté, a acquis une prédominance intellectuelle massive au sein de la plupart des sociétés, comme dans la diaspora ; au cours de son ascension, cette mouvance s’est mise à adopter une ligne violement anti-occidentale. »

Comme en écho, Antoine Sfeir, en page 94 :

« Ils (les arabes NDLR) se sentent victimes avant tout en tant que musulmans. Ils vivent toutes ces confrontations à travers le prisme de la guerre de religion. Rappelons-le : le monde arabe compte 22 dictatures, et le seul lieu d’expression libre est la mosquée, repaire des islamistes. (…) Aux yeux des musulmans, la vocation de toute l’humanité n’est pas d’accéder à la liberté, mais de se convertir à l’islam ! Mahomet a dit : « Je suis le sceau des prophètes ; je suis venu parfaire votre religion. Il me plaît que l’islam soit votre religion. » (…) Le terme « islam » vient de Allama, littéralement « s’abandonner, se soumettre à Dieu ». Les musulmans doivent être prosélytes, pour que l’humanité finisse par s’abandonner à Dieu ».

Autant dire que les paroles de Manuel Valls ne sont pas choquantes. Il est temps d’appeler un chat un chat !

 

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Mais qu’en est-il de mon livreur. Celui que j’ai regardé non pas d’un œil torve, mais en me posant la question de savoir si…

Daech, en appelant à cibler les « croisés » de France, vise le pays occidental qui a la plus forte communauté musulmane sur son territoire. Avec un seul objectif : non pas la terreur, mais des réactions anti-musulmanes violentes afin de pousser les musulmans à la réaction. Chaque attentat fait prospérer les regards en croix, et chaque regard agit comme un miroir déformant. Musulman = islamiste = terroriste.

En fait, il en faut peu pour réveiller les préjugés, moi même vendredi après-midi…

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes a fait réaliser une étude dans les quinze États de l’Union européenne montrant la croissance inquiétante des actes islamophobes dans l’ensemble des pays de l’Union. En 2003, Odile Quintin, alors directeur général de l’Emploi et des Affaires sociales de la Commission européenne, affirmait lors d’une table ronde sur le sujet que : « L’islamophobie n’est pas seulement une manifestation d’intolérance religieuse. Elle vise aussi les communautés immigrées, ou d’origine immigrée, car de nombreux musulmans, nés en Europe, ont la nationalité du pays où leurs grands-parents ou leurs parents ont émigré. En fragilisant leur situation, elle atteint ainsi la cohésion sociale tout entière. »

Ce regard français négatif sur l’islam, même s’il peut plonger des racines lointaines dans les croisades et la libération de Jérusalem, est lié pour le politologue Vincent Geisser à « l’ambivalence d’une certaine pensée universaliste. Aujourd’hui, nous n’avons toujours pas surmonté ce complexe de pureté républicaine à l’égard du fait musulman. C’est bien au nom de la prétendue supériorité et universalité du « modèle républicain français » que nous estimons avoir à l’égard des musulmans une mission émancipatrice et un devoir de régénérescence du corps national : il faut guider les musulmans, en les incitant à se détacher progressivement de leur « esprit communautaire » (la Umma), les aider à devenir de « bons citoyens », en respectant certes, leur foi, leurs croyances et leurs pratiques mais, dans les limites d’un seuil d’islamité tolérable par notre société laïque et républicaine. (…) En somme, un « bon musulman » est un musulman qui n’est plus musulman, un « musulman sur-mesure », « un musulman sans bruit et sans odeur ». Une belle mosquée est « une mosquée sans minaret, discrète et quasiment invisible ». Une « femme musulmane émancipée » est une fille qui se plaint de la violence de son père, de ses frères et de ses cousins, et qui fait le tour de France en scandant « halte aux soldates du fascisme vert ! ».

Enfin, je reste persuadé que l’échec patent de la « politique d’assimilation à la française », comme en témoignent certains ghettos de banlieues, joue un rôle non négligeable dans ce regard en croix. Il suffit d’écouter le témoignage post attentat contre Charlie Hebdo de certains enfants du club de foot lyonnais Lyon Duchère AS, dirigé de main de maître par mon ami Mohamed Tria, pour comprendre que cet échec est collectif. C’est d’abord celui de la République.

Alors, pour ne pas donner raison à Daech, c’est décidé, demain je regarderai mon livreur d’un autre œil. Et qui sait, il y aura partage d’un sourire !

 

 

 

 

 

Les Commentaires ( 5 )

  1. posté le 30 juin 2015

    Oui Daesh veut que les français se divisent. En fait l’idéologie commune de l’extrême droite française et de gens comme Al Aklawi par exemple, c’est de créer une tension pour se nourrir les uns et les autres de cette tension.

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  2. de Guy B.G.
    posté le 30 juin 2015

    Voilà une parole libre et forte, qui comme souvent dans tes « billets », a la profondeur et la légèreté d’un psaume, d’une sourate, d’un tantra, œcuménisme oblige…!
    Une ode à la fraternité, dont chacune et chacun doit bien garder en son cœur la conclusion…
     » Alors, pour ne pas donner raison à Daech, c’est décidé, demain je regarderai mon livreur d’un autre œil. Et qui sait, il y aura partage d’un sourire !  »

    Merci Erick…Namasté…!

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  3. posté le 30 juin 2015

    Manuel Valls a bien pris soin de parler de « guerre DE civilisation » et non de « guerre DES civilisations ». Bien lui en a pris car le fossé me semble réel entre ces deux formules. Le pluriel serait celui de la logique d’un affrontement entre l’Occident et l’Orient (voir notamment Samuel Huntington), quand son absence me paraît évoquer la lutte entre la civilisation (quelle que soit l’aire – l’ère – culturelle où elle se développe) et la barbarie.
    Tu as raison, Erick : les terroristes auront gagné si nous cédons à la (facile) tentation de l’amalgame. Les modérés se sentiront agressés et, à défaut de se radicaliser, trouveront aux radicaux quelques circonstances atténuantes.
    Les extrêmes ont toujours besoin les uns des autres pour exister, se légitimer et, comme cela se produit malheureusement parfois, se renforcer.

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  4. de M
    posté le 1 juil 2015

    Un texte sensible et vrai. Merci Eric

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  5. de Philippe B.
    posté le 1 juil 2015

    Ah ah, ton pote Raffarin est sur la même longueur d’onde ! ;-) Sur France Inter ce matin « C’est ma culture, je suis chrétien, donc je sais ce que c’est la fraternité. Donc quand je vois quelqu’un qui est étranger, avant d’être un étranger il est mon frère. Alors bien sûr qu’il faut traiter les problèmes, bien sûr que je vois les difficultés, bien sûr que je veux limiter l’immigration. Mais on ne me fera pas dire de quelqu’un qu’on a repêché dans l’eau qu’il faut le rejeter à la mer simplement parce qu’on n’est pas capables de l’accueilir. On est dans des situations inacceptables. »

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