La Chinafrique

La photo est saisissante. Jacob Wood est un homme d’affaire chinois vivant au Nigeria. Il pose, téléphone en main, devant un chantier de 544 pavillons dans la banlieue de Lagos, dont la construction a été confiée à l’une de ses sociétés.
Le Chinois est protégé du soleil par un parapluie tenu de la main droite par un policier nigérian au garde-à-vous. Dans sa main gauche, une kalachnikov. « La Chinafrique, Pékin à la conquête du continent noir » nous entraîne des dunes de sables de Tlemcen en Algérie, Agadez et Arlit au Niger aux forêts du Congo et d’Angola en passant par les chaussées défoncées de Lagos et Douala. Avec un détour par leurs coins chauds où les prostituées chinoises s’imposent désormais, les immeubles ministériels d’Abuja et Yaoundé, les marchés de Dakar, Niamey et Addis-Abeba. « Jamais l’Occident ne s’est autant intéressé à l’Afrique que depuis la Chine est partie à sa conquête » observent les auteurs de ce reportage de 350 pages…

C’était il y a quelques années, au Hilton de Lyon. J’assistais à un dîner donné par l’Ambassadeur d’Algérie en France. L’une des personnalités, le ministre de l’Economie algérien, exhortait les entrepreneurs présents dans la salle à investir dans son pays. Il dressait un constat sombre pour la France : tous les marchés publics étaient gagnés par les Chinois. Moins chers, plus rapides, plus conciliants.
« Les Africains ont été obligés par l’institution le FMI de soumettre leurs travaux d’infrastructure à des appels d’offres. Et les Chinois gagnent à tous les coups, grâce à une main-d’œuvre bon marché (nota : composée en majeure partie de chinois expatriés échappant à la misère des campagnes), à des économies d’échelle et sur les faux frais », résument les deux auteurs de « La Chinafrique », Serge Michel et Michel Beuret (chef du service étranger du magazine Suisse L’Hebdo).
Si cela ne suffit pas, les Chinois ont une autre astuce : la technique du « package ». Sortes d’offres groupées : une autoroute + un pont + une raffinerie + l’exploitation d’une mine. Parfois, si le contrat est vraiment important, ils proposent de construire, gratuitement, de nouveaux bâtiments pour un ministère, voire un palais présidentiel tout entier. Les profits dégagés par l’exploitation de la mine permettront, au fil des ans, de rembourser ces investissements.
Conséquence, depuis 2 000, les entreprises chinoises sont en train de construire plus de 6 000 kilomètres de routes, 3 000 kilomètres de chemins de fer et huit centrales électriques, selon les chiffres du FMI. Et d’après la Cnuced (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement), la Chine pilotait en 2005 près de 10% de l’ensemble des investissements étrangers en Afrique…
Et pour se “servir en Afrique comme dans un supermarché, à tous les rayons”, Pékin rassure les dirigeants africains, vante un modèle “gagnant-gagnant”, fait jouer la corde sensible en expliquant qu’au XVè siècle, « la conquête et la division colonialiste du continent mirent fin aux échanges amicaux entre la Chine et l’Afrique » démarrés grâce aux expéditions de l’amiral Zheng He en 1421. Enfin, la Chine prône la non-ingérence. Business is business.
Résultat, les chefs d’Etat africains se réjouissent, les occidentaux dénoncent le pillage de l’Afrique par la Chine. La France, notamment, reproche aujourd’hui à la Chine de faire ce qu’elle a fait pendant de longues années à travers le modèle de la Françafrique !
« Aujourd’hui, l’illusion que la France joue un rôle déterminant en Afrique n’est plus donné que par les discours de la vieille garde « françafricaine » ainsi que par le réseau très volontariste de la Francophonie et par la présence de bases militaires françaises sur le continent », notent les auteurs du livre.
En parallèle, nos frontières se ferment à l’élite (il n’y a qu’à demander à certains maires de villes francophones comme il est facile de disposer d’un visa pour un colloque ou une rencontre). Sans parler des étudiants, quels que soient leur niveau…
« Les jeunes wolofs au Sénégal, très remontés contre la politique restrictive de la France en matière d’immigration, bûchent leurs méthodes d’anglais et rêvent d’Amérique. » Quant ils ne partent pas étudier… en Chine !

7,5% de croissance en 2008

En parallèle de cette politique d’Etat chinois à Etat africain, le livre raconte aussi des itinéraires personnels de chinois, ouvriers, commerçants, étudiants, partis dans des pays dont ils ignoraient l’existence, dont ils n’apprécient guère les mœurs et encore moins la nourriture, mais où ils trouvent parfois la fortune ou au moins les moyens de leur survie et de celle de leurs familles restées au pays. Ils y ouvrent leurs propres restaurants, y chantent lors de soirées karaokés dans leurs petits « Chinatown », développent des business, reprennent des entreprises là où les européens ont échoué, font preuve d’une force de travail à toute épreuve et démontrent qu’il est possible de s’enrichir en Afrique.
Il suffit d’ailleurs de se promener dans certains quartiers de Dakar pour s’apercevoir que « l’invasion chinoise » va jusque dans les petits métiers traditionnels comme les camelots ou les vendeurs de gnama gnama (le snack africain). Idem à Douala où la vente des traditionnels beignets est progressivement prise en main par cette diaspora, au détriment des africains. Certains quartiers des capitales se sont d’ailleurs révoltés contre « ce nouveau colon ».
Pour mémoire, l’Afrique noire affiche un taux de croissance supérieur à 5,5% depuis quatre ans. 28 pays africains sur 53 auront ainsi un taux de croissance supérieur à 7,5% en 2008.

Pierre Haski, l’un des fondateurs de Rue89 et grand spécialiste de la Chine, estime dans l’un de ses papiers que

le rouleau compresseur n’est pas invincible. Les auteurs d’ailleurs envisagent même qu’« un échec de la Chine en Afrique n’est pas exclu ».
« Pour nous qui avons parcouru l’Afrique chinoise en tous sens, le seul véritable échec de la Chine, s’il faut en voir un, c’est peut-être qu’elle se banalise en Afrique après avoir incarné un partenaire providentiel et fraternel, capable de tous les miracles. A certains égards, elle commence à ressembler aux autres acteurs, avec ses cohortes de gardes de sécurité, ses chantiers qui s’enlisent et ses scandales de corruption. »
Au-delà des anecdotes, parfois savoureuses, l’aspect le plus passionnant de ce livre tient peut-être à ce qu’il dit des autres partenaires de l’Afrique, à commencer par la France.
« Tout se passe comme si Paris, enfermé dans sa vision paternaliste et condescendante d’ancien colon, n’a pas été capable de voir que l’Afrique était en train de changer, de s’enrichir grâce au prix des matières premières, et se retire au moment précis où Pékin s’engage. »

Ludovic Lamant, journaliste à Mediapart (pour le lire, il faudra vous abonner !), cite d’ailleurs dans l’un de ses articles paru le 12 juin le rapport de l’Ex- »Monsieur Afrique » de Jacques Chirac, Michel de Bonnecorse.

Il est l’auteur d’un rapport de dix pages, remis en février à cet étrange organisme qu’est le Conseil des affaires étrangères, jamais rendu public, sur « les intérêts économiques français face à l’irruption de nouveaux acteurs en Afrique. »
Le ton y est franchement alarmiste : « La Chine remporte des contrats au détriment des opérateurs français dans tous les secteurs d’activité. » Avant de préciser : « Nous n’assistons pas à un choc frontal sur le marché africain entre les deux acteurs économiques que sont la France et la Chine, mais à une érosion en notre défaveur. »
Comment réagir ? « La France ne doit pas se fondre progressivement au sein de financements multilatéraux, mais chercher à augmenter le pourcentage de son aide bilatérale, seul moyen véritable d’influence », préconise le texte, au risque de froisser les voisins européens. (…) C’est le déclin de la « Françafrique » à partir de la fin des années 1990, qui aurait autorisé, parallèlement, la montée en puissance de la Chine sur le continent noir. La Chinafrique ne dit pas autre chose : « Le succès de la Chine en Afrique francophone ne s’explique pas sans comprendre le déclin de la France sur le continent, par une série d’abus, d’erreurs de jugement, de faux-semblants, de lâchages et surtout une hésitation continuelle entre soutenir les dictateurs ou les gronder. »
La vraie rupture est peut-être là : le nouveau président (ndlr Nicolas Sarkozy) n’a guère la « fibre africaine » comme l’ont eue ses prédécesseurs. Le pragmatisme l’emporte sur les positions françaises traditionnelles. Peut-être parce qu’en Afrique, les choses ont changé aussi. Et face au bulldozer chinois, tous les moyens sont bons pour faire entendre la voix des entreprises françaises, via tous les réseaux possibles. Qu’ils soient « françafricains » ou pas.

Suivons les auteurs du livre en déclarant que la tâche essentielle accomplie par la Chine aura été d’avoir « redonné à l’Afrique une vraie valeur. »

La Chinafrique, Pékin à la conquête du continent noir, de Michel Beuret, Serge Michel, avec les photographies de Paolo Woods – éd. Grasset – 19,50€.

Les Commentaires ( 9 )

  1. de Algérien
    posté le 29 juil 2008

    En Algérie, les chinois font partie désormais de notre paysage et ce, en peu d’années.
    Présents dans le BTP, d’abord à titre exceptionnel, ils raflent maintenant beaucoup de contrats : rapidité d’exécution, qualité certaine, prix compétitifs et main d’oeuvre chinoise surexploitée. Réputation de redoutables négotiateurs. Ils se meuvent dans les arcanes de notre bureaucratie comme des poissons dans l’eau et ce, quelle que soit sa pollution! Les ouvrages montent à toute vitesse sans qu’on les voit travailler…
    Ils ont ouvert des boutiques (textile, objets décoratifs) dans tout le pays. Ils ont même des ateliers invisibles mais bien connus, dans les grandes villes.

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  2. de jerome manin
    posté le 29 juil 2008

    Article passionnant, merci Erick.
    Ne pouvant décemment pas rester sans un commentaire borderline, je citerais un proverbe khmer :
    « Si tu veux vivre heureux, ne commerce pas avec un chinois et n’argumente pas avec une femme »

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  3. de Gérard VOLLORY
    posté le 30 juil 2008

    les Chinois ont, de tout temps, excellé dans le commerce et l’entraide, entre personnes de leur communauté n’est pas un vain mot et ce sur tous les continents.

    Pour les plus jeunes, lisez le le livre de PEYREFITTE : quand la CHINE s’éveillera….. Visionnaire.

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  4. de Mimisiku
    posté le 31 juil 2008

    Excellent article…
    Au fait, que penses tu du fait que la Chine ait restreint l’accès à l’internet des journalistes étrangers pendant les JO (ils n’ont plus accès à Wikipédia, Daylimotion…) alors que le CIO avait assuré qu’il n’y aurait pas de problème?

    Lundi dernier, j’ai vu un reportage sur le marché de la contrefaçon… (Arrive en tête…la Chine).
    Il montrait notamment une opération commune des douaniers chinois et européens sur le port de Shanghaiï… Au moment de la fouille, rien dans les containers sélectionnés?!
    Normal, les douaniers chinois n’avaient pas joué le jeu et avaient au préalable déjà fouillé ces containers ! No comment!!

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  5. de JJ BOIS
    posté le 31 juil 2008

    Effectivement la Chine s’éveille,on est plus dans la prédiction de Peyrefitte,on est dans la réalisation.

    Normal qu’ils envahissent le continent le plus facile pour eux,mais c’est aussi le risque de banaliser leurs actions extérieures et qui sait s’ils ne rencontreront pas les mèmes problèmes que les européens dans leurs relations avec les africains dans l’avenir.Ce sont d’excellents commerçants,et leur prix sont sans concurrence,quoi de mieux pour envahir un marché.Le jour ou ils n’auront plus besoin des Allemands pour leurs machines-outils,cela fera encore un peu plus mal,pour l’instant cela explique leur grande indulgence vis à vis de l’Allemagne qui peut se permettre de boycotter leurs cérémonies des JO,sans encourir de représailles comme les petits Français contraints de gesticuler,pour finalement se ranger.En plus nos hésitations n’ont pas été appréciées par les autorités chinoises,qui nous en tiennent rigueur,ce qui va encore pénaliser nos industriels.

    Franchement ne peut on rester huit jours sans faire de morale à la terre entière? On va finir sous développés avec nos droits de l’homme!

    En France le commerce international, si on s’en réfère à la presse, se résume au nombre d’Airbus vendus…il est clair que sous cet aspect le marché n’est pas en Afrique!ou nous ne vendrons que nos vieilles Peugeot (celles d’avant les équipements electroniques).Nos relations avec L’Afrique ont toujours été compliquées…mème avec Foccart pour ceux qui ont connu cette époque..

    Ceci dit,j’apprécie moi aussi la bonne synthèse de notre hote sur ce sujet

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  6. de jerome manin
    posté le 31 juil 2008

    Plus léger…
    A voir ou à revoir :
    http://www.youtube.com/watch?v=yFBdIg49ykg

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  7. de Malick
    posté le 4 août 2008

    Excellent article Erick. Personnellement, je pense que la Chine ne peut tirer l’Afrique que vers le bas. Certes, ils gagnent des marchés et s’imposent de plus en plus dans différents secteurs de l’économie africaine. Mais à y regarder de près, le continent n’en sortira pas gagnant. La Chine s’impose d’abord à mon avis en Afrique parce qu’elle a en face d’elle un bon parterre de dictateurs (sur la cinquantaine d’Etats africain, on peu compter sur les doigts d’une seule main ceux qui sont gouvernés par des présidents élus démocratiquement), ensuite dans la plupart de ces pays, ils (les chinois) arrivent avec leurs milliers d’ouvriers et embauchent peu d’africains contrairement aux entreprises occidentales. Tout cela bien huilé par la corruption qui gangrène le continent.

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  8. posté le 10 août 2008

    Brillant article et pour information, celle-ici mérite vraiment profonde réflexion. Le temps qui passe et repasse avec les mêmes historicités faites de logiques similaires: toujours, des mêmes africains tombant dans les mêmes pièges.
    Oui Eric et c’est dommage, des accords de pêche qui renvoient nos pêcheurs à la retraite ou reconversion à rien, des politiques agricoles qui découragent l’auto-suffisance alimentaire, et un tourisme détourné par des investisseurs occidentaux, l’ouverture au marché chinois est sans doute l’ultime marque d’un continent en faillite.
    Que dire, les africains, par peur de ces régimes sanguinaires, ferment leurs gueules en incitant aux plus jeunes de sauver leurs gueules; sauve qui peut, embarcations de fortune, la mort.
    Que dire, Même fort de mes nouvelles connaissances du monde, de ma conscience francophone et de mes droits universels, je demeure encore manipulable et exploité à merci. Mais bon, c’est de notre seule responsabilité. Et croyez moi, avec un peu de soutien et d’encadrement, la jeunesse africaine est aujourd’hui assez mûre pour prendre son destin en mains.

    Mais surtout Eric, comment expliquer que le monde ait besoin de la Chine pour sauver Darfour.

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  9. posté le 17 août 2008

    Bien riche explication qui malheureusement ne surprend pas !
    Il est bien dommage que l’énergie française, notamment, chemine plus dans les querelles « intellectuelles » comme : que devrait être notre attitude face aux jeux olympiques de Pékin ?
    Nous n’en sommes plus là !
    Je crois que c’est Soljenitsyne qui disait quelque chose comme le respect des droits de l’homme ne peut exister que dans la mesure du respect des devoirs de l’homme.
    Nous avons eu, comme d’autres européens, notre période africaine. Peut-être que nous, nous nous sommes sentis un peu trop « propriétaire » de nos champs, commerces et usines, alors que nous n’étions qu’occupants précaires…
    Ah ! le droit divin… Notion qui courre encore dans nos têtes, inconsciemment !
    Et alors… Sont-ce les 35 heures, la réplique ??? Les RTT ??? Les scrupules que nous n’avions pas, dans un passé encore récent, ou lorsque cela nous arrangeait ???
    Tout n’est pas foutu, non !
    Prenons une douche, lavons-nous les dents, rasons-nous de prêt, fourbissons nos projets, nos outils, prenons notre meilleur sourire et allons-y, bossons ! Vendons d’abord, on trouvera les solutions, toujours, pour fabriquer, livrer. Soyons imaginatifs, mouillons la chemise et salissons nos chaussures !!
    Et guerre au pessimisme ambiant, à ceux qui le colporte à longueur de pages, de temps d’antenne, avec des clairons si forts qu’on entend leurs couacs à 100 lieues à la ronde !!
    L’opinion politique, elle aussi, n’a de valeur que si elle entraîne la communauté vers une organisation plus responsable, plus proche des réalités, plus attirante pour déclencher les envies…
    Pardon. Je suis un peu long. Mais la passion…
    Je vous laisse.
    A+
    loic de trigon

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